Carnaval à Bordeaux
Le 6 mars prochain, la situation sanitaire s’étant améliorée, le carnaval va pouvoir à nouveau mettre la ville de Bordeaux en couleur et en musique pour le plus grand bonheur des petits et grands bordelais.
Rebaptisée Carnaval des 2 Rives en 1996, la fête a beaucoup changé depuis l’époque où mes parents m’y emmenaient, le plus souvent cours de Verdun, où le défilé avait de l’espace et où les spectateurs pouvaient se répartir sur une grande surface de trottoir. Les images d’archives montrent une manifestation bon enfant, avec des farandoles, des déguisements, des chars de dimensions modestes, des confettis. Je me souviens surtout des fanfares, et des défilés de majorettes avec leur shako, leur veste à brandebourgs dorés, leur minijupe plissée et leurs bottes blanches à lacets. J’admirais les petits chignons impeccables dans leurs filets, les collants résille, les maquillages et le célèbre lancer de baguette.Les majorettes paraissaient diablement sexy à la petite fille timide que j’étais (et je suis contente de voir qu’elles sortent de la ringardisation dans laquelle un certain mépris social les a enfermées et se réinventent en pom pom girls et reines du twirling bâton). Mais entre les défilés de groupes venus de toute la région, imprévisibles, rapides et sournois, venaient se glisser ce qui me gâchait le carnaval : les grosses têtes, de petits bonhommes affublés d’énormes structures en papier mâché aux pommettes rougeaudes et aux sourires inquiétants qui sans prévenir, s’approchaient de la foule, couraient après les trouillards jusqu’aux façades du cours, et m’obligeaient, dès que je les apercevais à l’horizon, à chercher refuge dans l’embrasure d’une porte ou à m’incorporer à un groupe de badauds, l’air absent, en priant tous les saints du ciel pour que ces démons ne me remarquent pas.
Fort heureusement, les grosses têtes, que l’on associe plutôt au carnaval de Nice, ont cédé la place à des marionnettes géantes ou d’autres constructions artistiques qui ne menacent plus les passants. Et le carnaval a beaucoup évolué. Au parcours d’autrefois, qui restait sur la rive gauche, avec le cours de Verdun, la place Tourny, le Grand Théâtre comme lieux de passage prestigieux, se substitue, comme le nouveau nom du carnaval l’indique, un trajet qui englobe symboliquement la ville tout entière, de l’allée Serr, à la Bastide, au cours Victor Hugo via le Pont de pierre, du cours Pasteur à la Place Pey Berland.Depuis 1996, le carnaval n’a plus seulement la vocation d’amuser : il comprend en amont de nombreuses activités organisées dans les centres d’animation et les centres sociaux qui permettent à des populations souvent défavorisées de participer à de nombreux ateliers de confection de costumes, d’apprentissage de chorégraphies, de pratique de la musique. Des directeurs artistiques ont été associés aux diverses éditions qui ont apporté leur patte aux défilés : Charlie Le Mindu (coiffeur des stars, dont Lady Gaga), Guillaumit, illustrateur et graphiste bordelais, qui a fait passer le carnaval dans la réalité augmentée, et, en 2022, le chorégraphe et danseur Skorpion, avec pour thème « 1984 », une projection sur la société future et ses rapports à la technologie.
Le carnaval s’est aussi ouvert aux musiques du monde et le défilé traditionnel de chars confectionnés avec amour par des centaines de petites mains bénévoles, de membres d’associations de quartier, de parents accompagnant des enfants déguisés, est maintenant animé par les steel bands, les batucadas, les danseurs de samba, de capoeira, de hip hop. J’ai toujours autant de plaisir à regarder passer ce long ruban coloré et cadencé, et ceux que j’envie désormais, ce sont ces danseurs qui au son du sifflet, ou suivant l’ordre bref du meneur de troupe, se soumettent à un rythme effréné pendant quelques minutes, avant de reprendre la marche jusqu’à la prochaine étape. Jusqu’à ce que parvienne une rumeur, une salve de décibels, un pressentiment de foule, et qu’apparaisse le premier camion sono de la parade antillaise dont le principal acteur est My Kartel. Cette association, fondée en 2006 par un groupe d’étudiants, organise entre autres manifestations en France plusieurs soirées en marge du carnaval de Bordeaux ainsi que la parade ou « vidé ». Ce dernier consiste à marcher derrière un semi-remorque qui envoie du gros son et, selon une dynamique difficile à comprendre par le spectateur novice, à ralentir, laisser le camion s’éloigner, et se mettre à courir de nouveau au rythme des derniers tubes de soca. À la communauté antillaise de Bordeaux viennent s’ajouter des Antillais venus des quatre coins de France qui envahissent rue et trottoirs avec une folle énergie.
Chaque fois qu’arrive le camion, avec sa foule en transe, je me projette à Brooklyn, le jour de la Labor Day Parade. Je suis sagement installée sur Eastern Parkway, à regarder passer les formations en compétition et leurs amis dans un tournoiement de paillettes et de plumes … des coquines, comme Rihanna au Crop Over de la Barbade, secouent leur popotin allègrement sur les camions (mais on disait plutôt « wining » que « twerking » dans les années 90) et une chanson de 1998 me revient, « Faluma »* de la belle Alison Hinds du groupe Square One … Faluma ding ding ding … Nyama lama ding … Bocaweh genaaa … Capasiah genaa … Dans la maison de Crown Heights, des mains expertes ont confectionné toute la nuit du jerk chicken, du macaroni and cheese, du rice and peas, du curry goat, du pig tail stew. Mama yeah yeah … Duna mama yea yea … Duna capasakeeya…Bacawehfi na yea yea duna. Ma belle-mère m’aura interdit de me joindre à la foule dense et effrénée de peur qu’elle ne m’avale à jamais, en regardant partir sa fille et ses copines avec un mélange de fierté, de désapprobation, de résignation et d’inquiétude … Hey Hey ! Faluma ! Mon beau-père aura été à la première heure au mystérieux et sombre J’ouvert (qui viendrait du français « jour ouvert »), un défilé plus sobre, rythmé par des percussions, où des personnages recouverts de peinture noire, d’huile, de poudres colorées, arborant parfois des cornes ou des chaînes et appelés Jabs Jabs, reproduisent des rituels anciens remontant à la fin de l’esclavage, conjurent l’obscurité, la peur, la cruauté des maîtres et célèbrent la force des racines …A woman a woman ! Bababa ! A matie a matie …Bababa … Let me see dem hands!
… mais le souvenir s’efface, je suis de retour à Bordeaux, la foule se disperse place Pey-Berland, les costumes se mélangent, les chars se sont rangés les uns derrière les autres. Il faudra attendre une année mais sans crainte de voir le carnaval disparaître. En effet, le Carnaval des 2 Rives est inscrit à l’Inventaire national du Patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO au titre des pratiques sociales et festives.
*Ce morceau reprend une chanson en langue saramaca du groupe Ai Sa Si du Suriname, aux sonorités plus complexes. Les deux versions sont disponibles sur Internet.