Les itinéraires - Chapitre 1
Après avoir subi un long confinement, et toujours menacés par une nouvelle flambée de l’épidémie de Covid-19, nous retrouvons cet été le bonheur tout simple de marcher dans la ville, à volonté, sans être limités dans nos mouvements.
Cela m’a donné l’idée de parler des itinéraires, entre autres thématiques qui se dessineront dans mes pages de blog au fil des mois.
Pour faire le lien avec l’échoppe originelle que je viens d’évoquer, les déplacements, tels que je les ai connus, dans les années 60, étaient rares et familiers. De la maison à l’école, de la maison aux commerces situés à deux pas ou aux administrations de la commune, avec, de temps en temps, une halte au bureau de poste ou un rendez-vous chez le coiffeur ou chez le docteur. Il était rare que l’on quitte son quartier, et c’était toujours pour rendre visite aux mêmes membres de la famille. Aller en ville était toute une affaire. On s’endimanchait pour prendre le bus qui nous arrêtait près de la place Gambetta, de la rue Sainte-Catherine ou de la rue de la Porte Dijeaux, cadre immuable des achats de rentrée ou de printemps.
Des itinéraires incontournables
Ces itinéraires incontournables, nous les retrouvons dans les récits d’enfance des Bordelais, célèbres ou non : ainsi Mauriac raconte les « voyages » vers Gradignan, où sa grand-mère résidait l’été : « Nous nous entassions dans un landau; on plaçait le seau de la bombe glacée à côté du cocher. Nous franchissions les boulevards à la Croix de Saint-Genès; nous suivions cette route d’Espagne que suivirent à travers l’histoire les pélerins de Compostelle ». Le « Bordeaux » du poète Bernard Delvaille – un de mes livres favoris - est au fond la somme de tous les itinéraires que les us et coutumes de son époque et son propre tempérament jugeaient autorisés, fréquentables, dignes d’intérêt. Et dans « Bordeaux archives d’une adolescence », petit recueil chiné à St Michel, de Michel Rey, écrivain et dessinateur, il me semble avoir retrouvé l’essence même de ces parcours de petits Bordelais, dont le fabuleux trajet vers le lycée Montesquieu.
Après vingt ans d’absence, et dix-sept ans encore s’étant écoulés depuis mon retour, ce qui me frappe aujourd’hui, c’est la disparition totale de ces itinéraires obligés, la formidable ouverture de l’espace métropolitain qu’a représenté le tram, la capacité de nos contemporains de sauter allègrement d’un quartier à l’autre, d’investir les communes périphériques pour un déjeuner au restaurant, une promenade, la découverte du patrimoine.
Le prix à payer, c’est l’incapacité totale dans laquelle je me trouve de reconnaître le Bordeaux dans lequel j’ai grandi. Bien sûr, les grandes artères n’ont pas changé, ni les bâtiments anciens, et pourtant un sentiment d’étrangeté domine. Des petits périples de l’enfance il ne reste guère de traces. « Mais c’est quelquefois au moment où tout nous semble perdu » comme le dit Proust en évoquant les pavés mal équarris de la cour de l’hôtel de Guermantes, qu’une sensation me cloue sur place : un vent léger dans les arbres du cours de Gourgue, silencieux et hors du temps, là même ou autrefois j’attendais le bus du retour au Bouscat, ou peut-être le bruit du trafic sur les boulevards, une fin d’après-midi d’été, qui me replonge dans le tout-automobile des années 70. Et tout récemment, l’odeur de la cage d’escalier d’un immeuble de la rue de Cheverus qui m’a transportée dans la bibliothèque poussiéreuse du cours de Verdun où j’ai emprunté pour la première fois, pour en faire une lecture tâtonnante, les romans de Jane Austen tant adorés depuis.
C’est un mal pour un bien : qui voudrait retourner dans la ville noire de son enfance comme on revient à la case départ? Je suis rentrée dans une ville nouvelle, aux richesses décuplées, qui, peu à peu, depuis le début des années 2000, a retrouvé la beauté blonde de sa pierre et l’accès à son fleuve Garonne et s’est faite plus conviviale et plus festive, attirant un nombre croissant de visiteurs étrangers.
Ainsi, devenue guide, j’hérite d’un terrain de jeux bien plus vaste où je peux tracer, et faire partager, un nombre incalculable de parcours.