Les itinéraires chapitres 2
Comment créer une balade urbaine ?
Pour confectionner une balade urbaine, il faut plusieurs ingrédients. Pour démarrer, il faut un point de départ, un point d’arrivée, et, entre, un trajet reliant plusieurs centres d’intérêt. Je commence en général ce travail chez moi, avec des cartes, des viographes (qui donnent l’origine du nom des rues), et, bien sûr, Internet.
Nous avons tous pris l’habitude de bâtir nos itinéraires, à pied, à vélo ou en voiture avec la cartographie en ligne. L’application la plus connue rejoint notre point de départ et notre point d’arrivée de petits points bleus qui font penser aux cailloux du Petit Poucet mais évoquent aussi les dispositifs lumineux qui, voici longtemps déjà, nous aidaient à trouver notre chemin.
Je veux parler, par exemple, de ces panneaux qui sont apparus en 1937 dans les stations du métro parisien - et y sont restés jusque dans les années 90 - sous le nom de P.I.L.I. (plan indicateur lumineux d’itinéraires). Composés d’une carte du réseau et d’un clavier, ils permettaient aux voyageurs, en appuyant sur le bouton correspondant à leur station de destination, de calculer le chemin le plus rapide à suivre depuis la station où ils se trouvaient. Une série d’ampoules indiquait les correspondances et le trajet station après station. Pendant mes années d’études, j’utilisais souvent ce système. Et je n’ai pas été surprise d’apprendre que l’écrivain Patrick Modiano, connu pour avoir inlassablement arpenté et décrit toute sa vie un Paris mi-réel mi-imaginaire, évoque le P.I.L.I. dans son livre « Souvenirs dormants » comme une métaphore de la mémoire et de l’écriture mettant en correspondance lieux, personnes, faits ou sentiments.
Pour rester dans le monde des correspondances, ces petites diodes qui s’allument m’évoquent une autre œuvre de fiction : un de ces épisodes de Maigret, avec Bruno Cremer, souvent rediffusés l’été, dont les ambiances hivernales et la noirceur contrastent avec la chaleur bordelaise. Cet épisode est basé sur une nouvelle de Simenon, Sept petites croix dans un carnet, qui se tient dans le bureau central de la préfecture de Paris où un immense plan de la ville permet de suivre tous les faits divers en temps réel grâce à des ampoules qui s’allument chaque fois qu’un poste de police est alerté d’un problème. C’est la nuit de Noël, et un dénommé Lecoeur, qui est chargé du standard, se rend compte qu’un enfant lancé à la poursuite d’un tueur en série brise la glace de bornes de police-secours pour signaler son cheminement dans la ville. Ainsi se superposent la dangereuse équipée du garçon et les scintillements, ampoule après ampoule, d’une nuit de fête ponctuée d’ivresses, d’accidents et d’excès en tous genres.
Simenon, apparemment, était fasciné lui aussi par le tableau lumineux du bureau central. Comme Modiano il y voyait une métaphore, mais plutôt de la ville comme lieu mystérieux, dangereux, pulsant d’innombrables vicissitudes humaines, où se déplacer ce peut être commettre un crime, fuir le criminel, ou le suivre à la trace.
D’ailleurs Maigret, pour mener son enquête, marche dans Paris, renifle, furète, s’imprègne de l’atmosphère de chaque quartier, fouille l’âme humaine et traque le coupable comme un fin limier.
Fort heureusement, je n’ai pas à mener d’enquête … encore que ! Après avoir défini mon parcours à la maison, je dois moi aussi aller me plonger dans le petit univers à explorer, les cinq sens en éveil, sans négliger, entre les monuments, les carrefours historiques, les curiosités esthétiques, tout ce qui texture un quartier : le linge mis à sécher, la bicyclette sur le balcon, les ouvriers qui se hèlent sur un chantier, un adolescent qui fait pétarader sa mobylette. En cherchant cette personne capitale qui, au sortir de sa maison, ou en bêchant son jardin, me voyant avec mon vélo, mon appareil photo, mon carnet et mon crayon, ne pourra s’empêcher, mi-méfiant, mi-curieux, de me poser la question … que faites-vous là ? … m’ouvrant ainsi la porte d’une arrière-boutique qu’aucun plan ne pointera jamais. Au fond, bâtir une balade urbaine, n’est-ce pas résoudre une énigme ?